Frank Berger: Les symphonies de Mahler
Les idées intéressantes à en discuter sont un extrait de l'oeuvre suivant de Frank Berger:
Berger, Frank: Gustav Mahler - Vision und Mythos. Versuch einer geistigen Biographie, Verlag Freies Geistesleben, Stuttgart 1993.
Les symphonies de Gustav Mahler vues comme des polarités de développement
Mes ... symphonies englobent le contenu de ma vie entière ... et si quelqu'un avait le don de les bien lire, ma vie lui devrait y apparaître de façon transparente ... Le parallélisme entre la vie et la musique mène peut-être plus profond et plus loin que l'on ne puisse comprendre maintenant.
Gustav Mahler dans les mémoires de Natalie Bauer-Lechner, p. 26; lettre à Max Marschalk du 17-12-1895, dans: Gustav Mahler Briefe p. 141
Si nous regardons en somme les résultats de nos analyses jusqu'ici, on
reconnaît un dualisme profond dans l'oeuvre et dans la personnalité de Gustav Mahler. En
fait, c'est l'antagonisme entre la terre et le ciel, entre la vie d'ici-bas et l'au-delà, entre
le monde spirituel, surnaturel et le monde terrestre, sensuel.
De la vie d'ici-bas, Mahler dirige tout le temps son regard avec un désir ardent vers «la
vie céleste» ce qui cause le «caractère eschatologique» de sa musique.
Comme médiateur entre ces deux mondes servent le «principe de l'enfant» et le
principe du «féminin éternel». Ils ont en commun qu'ils nous «tirent»
dans cette forme sublime d'être. Pourtant il y a une différence caractéristique
entre ces deux principes. Le «principe de l'enfant» apparaît s'addresser en
arrière, accompagné du désir du paradis perdu tandis que le «féminin
éternel» répand son effet venant de l'avenir, tout à fait dans le sens des
mots: «Quand il te pressent, il suit.»
Entre le paradis perdu et le «ciel nouveau», il y a la «vie terrestre». Ainsi,
le dualisme de l'origine s'élargit et devient une polarité - une zone de tension
dans laquelle la vie terrestre, d'ici-bas, paraît comme tendue entre le passé et l'avenir:
La vie terrestre paraît d'être un état de passage entre les formes
spirituelles de l'être. Pourtant il doit y avoir un tournant intérieur, l'orientation vers
une autre direction, sinon le principe s'addressant en arrière resterait le seul à
être efficace. Ce tournant se trouve évidemment quelque part au milieu de ce champ de
force.
Regardons maintenant l'oeuvre entière sous ce point de vue!
Nous en avons déjà parlé (suivant les périodes que Mahler a imposées
lui-même et que Bruno Walter et Paul Bekker ont assumées en principe): Les premières
symphonies jusqu'à la quatrième sont déterminées de la «sphère
Wunderhorn». Le «principe de l'enfant» règne. - Les symphonies au milieu
portent le signe de la lutte, du conflit avec les solides réalités terrestres. Ici le
«sauvant» n'est guère visible. Le chant, le représentant de «l'autre
monde», se tait. Dans cette domaine pourtant se trouve le tournant intérieur. Dans les
Kindertotenlieder, il se manifeste [...]. - A partir de la huitième symphonie, le chant,
l'élément vocal, est retrouvé sous une forme intensifiée et
metamorphosée. Le principe de l'éternité est présent sous une forme
nouvelle, non plus resignée mais optimiste (comme «féminin éternel»).
Schématisant, on pourrait dire:
L'oeuvre antérieure, le premier cercle des symphonies, se trouve sous l'influence de l'enfance,
de la naissance, du passé; les symphonies ultérieures et Le chant de la terre se
trouvent sous l'influence de l'âge, de la mort, de l'avenir. Entre ces deux pôles se
trouvent les symphonies du milieu, représentant la grande phase au milieu, le «midi»
de la vie.
Cette polarité biographique est donc en même temps une
polarité de l'oeuvre. L'oeuvre de Mahler est profondément marquée de
subjectivité personnel et pourtant elle mène bien plus loin que ce point de vue
privé car chaque biographie humaine, c'est-à-dire la «vie terrestre» de nous
tous entre la naissance et la mort, se trouve en fait sous cette même polarité. En effet,
sous un certain point de vue, cette polarité est sa loi fondamentale.
C'est pourquoi il est révélateur d'opposer ces deux parties du chemin: la partie
descendante, «incarnante», et la partie ascendante, «excarnante», à
l'égard de l'oeuvre entière. Ainsi on reconnaît les stations impressionantes de la
vie de Mahler, son être biographique, moral, et sa création artistique, intellectuel:
D'abord il paraît surprenant, même déconcertant, qu'il doit y avoir une telle régularité. Nous ne sommes plus habitués à mettre en valeur de telles caractéristiques objectives et non-personnelles dans la création de grands personnages. C'est donc le moment de rappeller que Mahler lui-même était convaincu que sa musique n'était pas son propre mérite mais comme exigée d'une nécessité sublime qui l'avait inspiré. "On est pour ainsi dire l'instrument duquel joue l'univers." L'artiste comme organe de la volonté universelle, comme vocation dans le sens propre du mot - c'est une idée qui aujourd'hui peut nous paraître suspecte. Mais il est sûr - et aucune polémique ne peut le nier - que Mahler autant que par exemple Richard Wagner et Arnold Schönberg avait reconnu et évalué sa mission historique de façon réaliste. On pourrait donc renverser l'image courante et dire: Des personnages comme Mahler ou Schönberg sont vraiment des preuves par excellence pour l'existence de régularités intérieures de développement dans l'histoire de la culture et des idées.